INNOVATION: Le réseau électrique le plus intelligent du monde
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C’était le soir de Noël. Maja Bendtsen et son mari regardaient la télévision, lovés sur le canapé dans leur maison douillette, sur l’île de Bornholm, lorsque, soudain, plus d’électricité. Toute l’île était dans le noir. Dans le détroit entre Bornholm et la Suède, l’ancre d’un bateau avait sectionné le câble sous-marin de 60 kilovolts et 70 mégawatts qui constitue la seule source extérieure d’électricité de l’île. C’était la quatrième fois qu’un tel incident se produisait en dix ans. “On commence à être habitués”, soupire Maja Bendtsen, ingénieure, qui travaille pour le fournisseur d’énergie Ostkraft. Mais “habitués” ne signifie pas “résignés”. Au cours des dix dernières années, Ostkraft a développé une gamme impressionnante de sources d’énergie renouvelable, qui peuvent aujourd’hui couvrir près des trois quarts des besoins de l’île. Bornholm est ainsi devenue une sorte de laboratoire permettant de tester de nouvelles idées dans le domaine de l’énergie.La petite île franchit aujourd’hui un nouveau cap en déployant l’EcoGrid, l’un des réseaux de distribution électrique intelligents les plus sophistiqués au monde. Etalé sur quatre ans, ce projet de 21 millions d’euros, en partie financé par l’Union européenne, doit permettre d’imaginer les modes de production, de distribution et de consommation des réseaux de demain. Si n’importe quel réseau intelligent est aujourd’hui capable de fournir pléthore de détails sur l’offre ou sur la demande d’électricité, celui de Bornholm est l’un des premiers qui permettent à la consommation de chaque foyer de s’adapter aux variations en temps réel du prix de l’électricité. Les consommateurs peuvent ainsi contribuer à amortir les variations – parfois brutales – de l’offre qu’implique l’utilisation de l’énergie solaire ou éolienne.
Trente éoliennes. Si le charme de Bornholm attire chaque année plusieurs centaines de milliers de visiteurs, l’île n’est pas qu’un lieu de villégiature. L’économie locale est soutenue par la pêche, l’industrie laitière et l’artisanat, qui apportent à Ostkraft des clients commerciaux, industriels et particuliers, auxquels s’ajoutent les écoles, l’hôpital, l’aéroport et un port international.
“Nous sommes une sorte de microcosme de la société danoise, explique Maja Bendtsen. A bien des égards nous préfigurons le futur modèle énergétique danois.” L’objectif du réseau EcoGrid n’est pas de montrer que Bornholm peut parvenir à l’indépendance énergétique, souligne-t-elle. L’île dispose aujourd’hui d’une capacité domestique d’environ 50 mégawatts grâce à un mix énergétique mêlant des générateurs classiques au charbon ou au gazole, trente éoliennes réparties sur toute l’île, des panneaux photovoltaïques sur les toits, une centrale au biogaz et plusieurs centrales à bois ou à paille. Résultat : la panne électrique de Noël n’a duré que quelques heures, le temps de lancer les centrales domestiques.
Ce mode de production d’électricité est toutefois coûteux ; grâce au câble reliant Bornholm à la Suède, l’île peut acheter de l’électricité sur le réseau nordique lorsque les prix sont bas et en vendre lorsqu’ils augmentent. Alors que les transactions de ce genre se déroulent habituellement entre opérateurs, EcoGrid permet aux particuliers et aux petites entreprises de devenir eux aussi des acteurs sur le marché.
L’idée consiste à décaler les pics de consommation d’électricité aux heures où la demande et les prix sont faibles, explique Maja Bendtsen. “Si nous permettons aux gens d’agir directement sur le marché, il est évident que leur comportement s’en ressentira”, poursuit Jacob Ostergaard, professeur en ingénierie électrique à l’Université technique du Danemark (DTU). “Tout le monde voudra recharger sa voiture électrique quand les prix seront bas. Il y aura alors des goulets d’étranglement dans les segments les plus fragiles du réseau.”
L’équipe d’EcoGrid a donc installé des contrôleurs intelligents dans près de 1 200 foyers et dans une centaine d’entreprises, qui, depuis le mois d’avril, suivent en temps réel l’évolution du prix pour 5 minutes d’électricité sur le marché nordique qui couvre le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède. Ces contrôleurs communiquent par liaison sans fil avec divers appareils et des algorithmes déterminent quels appareils allumer ou éteindre en fonction de l’heure, de la météo et de l’évolution des prix sur le marché.
EcoGrid est d’abord destiné aux foyers équipés d’un chauffage électrique et d’une pompe à chaleur. Dans 700 de ces logements, le système de chauffage est directement contrôlé par les algorithmes mis au point par des chercheurs d’IBM à Zurich. Le profil thermique de chaque maison a été déterminé en fonction des habitudes d’utilisation de l’électricité et de la taille des murs et des fenêtres, explique Dieter Gantenbein, chef du projet au centre de recherche d’IBM à Zurich. “Si vous avez l’habitude de laisser la fenêtre ouverte pour laisser passer votre chat, vos paramètres ne seront pas les mêmes que celles de quelqu’un qui laisse ses fenêtres fermées, précise-t-il. Grâce au profil thermique, nous pouvons déterminer la marge de manœuvre de chaque logement. L’objectif est que les occupants ne constatent aucune dégradation de leur qualité de vie.”
Installé avec sa famille dans une maison en briques à un étage dans le nord de Rønne, Martin Kok-Hansen a été l’un des premiers habitants de Bornholm à s’engager dans le projet. Sa maison est maintenant équipée d’un compteur intelligent Landis+Gyr installé dans le garage, d’un petit relais et d’un lecteur dans la buanderie (pour allumer le chauffage électrique), et d’un thermostat numérique dans le salon. Ces trois appareils communiquent sans fil grâce à un contrôleur d’accès et à un routeur connecté par Internet au fournisseur d’électricité.
Nouveau mode de vie. Comme tous les autres participants, Martin Kok-Hansen peut fixer des températures minimale et maximale pour sa maison. “S’il fait 21 °C chez moi et qu’ils ont besoin d’électricité ailleurs, ils peuvent éteindre mon chauffage et laisser la température retomber jusqu’à 18 °C, explique-t-il. Peut-être que j’enfilerai un pull.”
Dans sa cuisine fraîchement rénovée, son ordinateur juché sur un comptoir en granit noir, Kok-Hansen se connecte à son compte sur le site d’Ostkraft. Là, il peut voir presque en temps réel l’évolution de sa consommation d’électricité. “En ce moment, je consomme 1 200 watts”, dit-il en pointant le doigt vers l’écran. “Mais si j’allume ça”, ajoute-t-il en allumant le plafonnier, “on voit que ça augmente.” De fait, en quelques secondes, le niveau de consommation a quasiment doublé : chacune des 16 ampoules halogènes de sa cuisine consomme 50 watts. A l’heure actuelle, 1 kilowattheure coûte environ 2 couronnes danoises [27 centimes d’euro]. Laisser ces lumières allumées ne serait-ce que quatre heures par jour lui coûte donc [près de 375 euros par an]. Il prévoit de les remplacer bientôt par des ampoules fluocompactes ou des leds. “C’est sûr, je vais les changer, conclut-il. C’est un tout nouveau mode de vie.”
- IEEE Spectrum
- | Jean KumagaI